Regards sur l’Autre, récits d’ailleurs et d’acteurs : quand le cinéma explore l’altérité
04/12/2025
14/11/2025
Lucile Hadžihalilović, réalisatrice française au style singulier, parle du cinéma avec une intensité silencieuse. Ses mots se déploient comme ses films : mesurés, mystérieux et légèrement troublants. Née à Lyon, elle passe une partie de son enfance au Maroc et se découvre une passion pour le cinéma dans les salles de Casablanca dans les années 1970. Adolescente, elle est fascinée par les gialli de Dario Argento, ces thrillers italiens à la croisée du policier, de l’horreur et de l’érotisme qu’elle décrit comme « étranges, beaux et effrayants ». Ces premières expériences façonnent sa sensibilité au cinéma, très vite perçu comme un espace d’émotions intenses et d’attraits interdits.

Hadžihalilović ne suit pas un chemin classique vers le cinéma. Encouragée à étudier quelque chose de « sérieux », elle choisit l’histoire de l’art à Paris. Sous la direction du professeur Daniel Arasse, elle apprend « à vraiment regarder les images et comprendre comment elles racontent des histoires ». Cette approche analytique et poétique deviendra centrale dans son travail de réalisatrice.
Plus tard, à l’IDHEC, elle rencontre Gaspar Noé, son partenaire de création et son compagnon de vie. Ensemble, ils fondent Les Cinémas de la Zone, un collectif de production indépendant qui promeut la liberté artistique, affranchie des producteurs traditionnels.
Son premier court-métrage, La bouche de Jean-Pierre (1996), dévoile déjà son style unique et pose les jalons thématiques qui traverseront toute son œuvre : un certaine fascination pour l’enfance, un danger toujours latent et des tensions invisibles qui fermentent sous la surface de la vie quotidienne. « C’est un film sur le viol et la vengeance, mais sans le viol ni la vengeance », explique Hadžihalilović. Des thèmes récurrents comme la peur, le sentiment de honte ou la prise de conscience font écho à sa propre expérience lorsque, de retour en France à 17 ans, elle est contrainte de s’adapter à un environnement qui lui est complètement étranger. Sa palette picturale, dominée par les verts et les jaunes maladifs, préfigure la précision visuelle de ses longs-métrages.

Le premier long-métrage de Lucile Hadžihalilović, Innocence (2004), devient rapidement un film culte du cinéma français et européen. Inspiré de la nouvelle Mine-Haha de Frank Wedekind, le film se déroule dans un pensionnat isolé pour jeunes filles, figuré comme un monde à la fois utopique et oppressant. « Il s’agit de leur relation avec leur corps et de la manière dont la société met l’accent sur les corps des femmes et des filles », explique la réalisatrice.
La force d’Innocence réside dans ce qu’il refuse d’expliquer. « Le public n’en sait pas plus que les filles », précise Hadžihalilović. « Il y a du danger, mais le pire n’arrive jamais. » Les filles arrivent dans des cercueils ornés d’étoiles : symboles de la mort et de la renaissance, ils constituent l’image presque définitoire d’un univers cinématographique fondé sur la transformation et l’ambiguïté.

Influencée par le cinéma surréaliste, le cinéma primitif ou encore le cinéma expérimental de Maya Deren, Hadžihalilović crée des films où la morale n’est jamais explicite. Elle invite le spectateur à ressentir plutôt qu’à comprendre, en explorant les arcanes d’une logique enfantine selon laquelle les couleurs, les sons et les gestes permettent de révéler un monde sous-jacent. « Mes films appartiennent au public », dit-elle. « Ils projettent leurs peurs et leurs désirs dessus. »
Dans le cinéma de Hadžihalilović, l’innocence n’est jamais simple : elle est à la fois le signe d’un état de grâce et la porte ouverte au danger. Ses films explorent la tension entre beauté et effroi, offrant ainsi des expériences cinématographiques profondes et mémorables. Pas étonnant, donc, que Lucile Hadžihalilović s’impose aujourd’hui comme une figure incontournable du cinéma français contemporain.
Intéressé·es ? Vous pouvez découvrir la conversation entre Lucile Hadžihalilović et Olivier Père dès maintenant librement ici. Bon visionnage !